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Avec la révolution numérique, les médias sont passés d’une concurrence locale à une concurrence globale et d’une concurrence entre des métiers (presse, télé, radio) à une concurrence polymorphe. Pressés par leur valorisation boursière et une rentrée rapide de revenus, les géants de l’internet se sont contentés de copier les médias qui vivaient grâce à la publicité. Le développement des médias financés par la publicité s’est donc brisé sur la mutation opérée par ces entreprises du numérique qui l’ont aussi ringardisé. 

Cette idée d'angle se concentre donc sur la façon dont les médias peuvent diversifier leurs sources de revenus à l'ère du numérique. Par exemple, comment les médias peuvent générer des revenus grâce à des abonnements, des événements en personne, des partenariats de contenu et d'autres sources. De plus, comment les médias peuvent collaborer avec des entreprises technologiques pour explorer de nouveaux modèles économiques, tels que la blockchain, pour garantir leur viabilité à long terme.

FINANCEMENT PUBLIC OU PRIVÉ ?

C’est une question qui se pose depuis déjà pas mal de temps... Léon Blum avait eu cette idée de financement public, mais il n'a jamais pensé à l’appliquer réellement. Il y a donc une véritable bataille de pensée entre ceux qui estiment que le  travail des journalistes est tout aussi essentiel que celui des  fonctionnaires des services publics. Et ceux qui pensent que c'est impossible de gérer la presse comme on gère la justice par exemple, parce que le rôle de la presse c'est d'aller chercher au-delà du miroir.

Pour Benoît Raphaël, journaliste fondateur de Flint, "il s’agit certes d’un vieil enjeu, mais tant qu’il ne sera pas  réglé, il serait naïf d’envisager une amélioration durable de la situation."

 

On revient donc toujours à cet enjeu : l’argent. La presse française n’est en effet plus rentable depuis déjà pas mal d'années, même avant l'arrivée d’internet. Conséquences, une grande partie des médias français (90%) sont aujourd’hui détenus partiellement ou totalement par des investisseurs et des hommes d’affaires, parfois même étrangers. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Dans les années 80, Robert Hersant possédait un peu plus de la moitié des médias en France. Aujourd’hui, Patrick Drahi - principal actionnaire de SFR - détient BFM-TV, RMC, en partie Libération et l’Express, et la famille Dassault - secteur de l’aviation - détient l’intégralité du Figaro. En 2013, le patron d’Amazon Jeff Bezos a même racheté le Washington Post. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive. Les journalistes, qui étaient jusque-là indépendants, ont commencé à craindre une intervention des investisseurs sur leur contenu éditorial. Selon Patrick Eveno, professeur spécialiste de l'histoire des médias, les rédactions d’information ont, en réalité, gagné en indépendance au fil du temps. Alors on peut penser qu’un certain nombre d’hommes d’affaires français ont acheté des journaux pour essayer d’infléchir les gouvernements ou l’opinion publique; mais en réalité il ne s’agit que d’une très faible influence.

 

Malheureusement, cette indépendance des médias n’est pas valable partout dans le monde, souligne Guillaume Klossa, fondateur d’Europa Nova. "Dans certaines démocraties illibérales comme la Turquie, des groupes de médias sont devenus les proies d’autres intérêts économiques qui s’emparent de ces entreprises fragilisées à moindre coût. Il a permis à Erdogan de faire racheter les plus grands groupes de médias turcs par des entreprises “amies”, bénéficiaires des marchés publics. L’emprisonnement des journalistes après le coup d’Etat a été le dernier coup porté à la liberté des médias dans le pays. Cette dynamique de rachat des acteurs privés par des amis d’un pouvoir autoritaire se produit en Hongrie et en Pologne. Il faut donc d’abord reconstruire les conditions pour que les entreprises des médias deviennent économiquement saines, permettant aux médias de préserver ou regagner leur indépendance."

Pour les plus pessimistes comme Jacques Attali, "quand ils ne seront pas la propriété dissimulée de dirigeants politiques, les journaux appartiendront à de grands groupes financiers ou à de grandes entreprises collectrices de données, qui les utiliseront pour compléter leurs moyens de connaître les comportements de leurs utilisateurs dans le but de leur vendre bien plus que de l’information : des assurances, du crédit, de l’éducation, des armes, de la nourriture etc… Dans cet univers, les GAFA, les BATX et ceux qui les remplaceront, deviendront très vite propriétaires des grandes firmes d’assurances, de santé, d’éducation et de distraction. Ayant compris mieux que les Etats que l’avenir appartient aux entreprises de l’économie de la vie, ils en contrôleront l’essentiel. Ils disposeront alors de moyens dont ne disposeront plus les Etats pour informer, hommes et femmes politiques qu’ils auront choisis, dont ils sauront tout, et dont ils feront et déféront les carrières, pour atteindre leurs objectifs et réaliser cet artefact de conscience de soi qui est leur but ultime. 

Les journaux, les magazines, les chaînes, les réseaux sociaux des grandes fortunes, ne sont que pour eux des sources de distractions, des illusions pour faire oublier au peuple qui n’a toujours pas accès aux biens les plus rares, à la meilleure éducation, aux informations privilégiées. La massification de l'information, elle-même censée être démocratique, n'est ainsi qu’une ruse de la prolétarisation des classes moyennes et un moyen de les tenir en dépendance. Si les Etats ne réagissent pas très vite, ils perdront progressivement tout pouvoir face aux grands groupes collecteurs d’informations, tous les services publics d'aujourd'hui; de l’éducation à la distraction, de la production à la santé, de la police à la justice, de la banque à l’assurance, de la naissance à la mort."

FINANCEMENTS ALTERNATIFS : LA PISTE DU CROWDFUNDING ET DU MEMBERSHIP

Benoît Raphaël croit dans l’avenir du journalisme malgré l’essoufflement du modèle économique traditionnel. "Le modèle économique payant crée une sorte de gentrification de l’information, ce qui fait que les informations intéressantes sont réservées à ceux qui peuvent payer et donc le peuple se retrouve avec ce qui est moins bien. Il y a des médias qui ont réfléchi à des solutions, notamment The Guardian qui est financé par une fondation; et qui permet d’avoir toute l’information gratuite; et de payer un abonnement de soutien si on le souhaite (membership). Ce cercle vertueux préserve une presse de qualité, permet au modèle de devenir rentable, et créer du lien avec ses lecteurs qui s’engage en faveur du média, car le journalisme n’est pas seulement un business, ça doit être transparent, moins descendant pour ne pas dire condescendant vis à vis des gens, et plus inclusif."

Une autre solution qui a porté ses fruits est le financement participatif, appelé crowdfunding. Pour Gilles Vanderpooten, directeur de Reporters d'Espoirs, "cette méthode s’est révélée être un moyen intéressant pour réaliser de nouvelles aventures éditoriales. Sur la plateforme KissKissBank par exemple, le magazine Kaizen a levé 70 000 euros, Les Jours 80 000 euros, Explicité 175 000 euros et Ebdo plus de 400 000 euros. Le quotidien Nice Matin a réalisé lui aussi avec succès 2 opérations de financement participatif à un an d’intervalle. Même s’il n’offre pas un modèle économique pérenne en soi, ce mode de financement permet de faire émerger des médias qui n'auraient pas trouvé leurs premières ressources et de développer une communauté de souscripteurs qui constituera le premier vivier d’abonnées. Même lorsque les montants sont faibles, il arrive que l’opération soit profitable ne serait-ce qu’en termes de rayonnement."

LE MODÈLE DU TOUT GRATUIT

L’information de qualité aujourd’hui coûte cher : une réalisation de reportage implique des coûts de matériel, des coûts humains, et des coûts énergétiques. Et pourtant, au vu de l’abondance des médias gratuits, on constate que le public est de moins en moins enclin à payer pour obtenir une information de qualité. Les chiffres 2022 relevés par l’ACPM (Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias) sont édifiants : 3,75 millions de lecteurs du quotidien gratuit 20 Minutes, contre 2,44 millions lecteurs du quotidien Le Monde. Et les revenus publicitaires baissent également, car la pub coûte aujourd’hui moins cher sur le web qu’à imprimer dans le journal ou à diffuser à la radio. En conséquence, la plupart des rédactions privilégient aujourd’hui les sujets qui ne coûteront rien. C’est en presse écrite que la situation économique est la plus catastrophique : le papier coûte cher, les ventes chutent d’année en année, et les lecteurs ont peu d’intérêt pour les textes longs. Alors forcément, les journalistes doivent adapter leurs méthodes de travail aux économies demandées. 

Même avec la révolution internet, les médias n'arrivent pas à se faire financer par la pub, car la pub est essentiellement captée par Google et Facebook. Les médias perdent donc au jeu parce que la pub se vend moins cher, et les contenus sont de moins bonnes qualités parce que les journalistes sont sous-payés. Donc le modèle économique n'est pas bon. Benoit Raphael l’affirme,"la stratégie du tout gratuit par la publicité n’a pas fonctionné pour les médias, mais sur youtube chez les influenceurs oui. Leur modèle ne vient pas que de la pub, il y a aussi la promotion de produits dérivés, des partenariats, et maintenant il y a le développement de ce qu’on appelle les infopreneurs, c’est-à-dire des influenceurs qui vont vendre des formations de coaching ou autre. D’ailleurs ce qui est intéressant de souligner, c’est que les générations qui payent le plus de service sur internet sont les jeunes. Par contre, ce sont les senors qui sont les plus riches et qui sont prêts à payer pour une information. Donc ça montre bien qu’il y a un décalage, un problème avec cette question du paiement."

 

Un autre danger qui approche et qu’il faut mettre en perspective, est ce qu’on appelle la fatigue de l’abonnement. C’est un phénomène qui se produit lorsque les consommateurs se sentent saturés par le nombre d'abonnements auxquels ils sont inscrits, Netflix, Spotify, Amazon Prime et bien d'autres. Pour Benoît Raphaël, "cette subscription de fatigue pose un problème de concurrence pour les médias parce qu’ils se retrouvent au milieu de nouveaux concurrents. Avant c’était sur le gratuit, maintenant c’est sur le payant. Médiapart - média d'extrême gauche - à très bien compris l’enjeu; et leur financement passe d’abord par le lien qu’ils ont avec leur communauté, en se finançant par du militantisme."

L'INVESTISSEMENT DANS LES DROITS SPORTIFS

 

Il y a un autre mouvement de fond qui touche les groupes de média; et c’est l’investissement dans les droits sportifs - Amazon a acquis les droits de la Premier League, le championnat de football anglais par exemple. “Les sports majeurs ont toujours eu ce rôle de produit d’appel ou de premiumisation des abonnés", souligne Guillaume Klossa. "Le football est donc une cible médiatique de choix parce qu’il représente un contenu familial, amical, émotionnel et événementiel, bref un contenu idéal dans une stratégie de fidélisation d’acquisition. Quand la diffusion d’une compétition sportive passe par exemple de Bein Sport à une chaîne inconnue du câble, immédiatement tous les spectateurs basculent sur cette dernière, un phénomène qu’on ne retrouve pas pour une série, hormis les cas rares de succès planétaire comme Game of Thrones. Le football est aussi un lieu majeur d'innovations. Des moyens technologiques pointus et considérables sont mis sur les matchs de football et ces moyens vont continuer de croître : caméras suivant chaque joueur, images choisies par chaque utilisateur, capteurs placés sur les joueurs… Le football sera demain un lieu d’expérimentation extraordinaire, les expériences de réalité augmentée prendront une valeur remarquable. Néanmoins cela pose un problème, car les sports que tout le monde s’arrache sont privilégiés parce qu’ils vendent au détriment des autres. Ainsi, le patinage artistique a quasiment disparu des écrans publics. Cette dynamique de captation du sport par les acteurs privés fragilise aussi les modèles de la télévision qui avaient mis le sport au cœur de leur stratégie. On a justement vu en 2014 la FIFA et l’UEFA de football contester le droit des Etats européens d’interdire la diffusion de la coupe du monde et de l’euro de football sur des chaînes payantes et d’exiger leur retransmission sur une télévision à accès libre : elles ont été déboutée par la cour européenne de justice. Cependant, quand en 2009 BSkyB avait racheté les droits du cricket, un mouvement était né dans l’opinion britannique pour protéger un sport mythique, mais la toute-puissance du groupe du Ruppert Murdoch l’avait emporté."

BLOCKCHAIN, DATA COMPANY, ET MODÈLE ÉCONOMIQUE PERSONNALISÉ 

Pour développer leur économie, les géants de l’Internet ont dû conquérir le temps des utilisateurs, et le faire avec des outils que seuls eux détenaient et qui leur octroyaient un avantage décisif. Ces fameux outils sont des renseignements qui permettent de connaître le comportement des individus grâce à leur donnée d’usage. "Le service for data, service contre la donnée, à savoir qui nous sommes, très vite connu de Google, et ce que nous faisons, aimons, vite exploité par Facebook". De plus, ces nouveaux concurrents des médias innovent en permanence et sont à l’écoute de la société et de ses évolutions. Ces géants de la tech se dotent de laboratoires de recherche interdisciplinaires associant scientifiques, sociologues, philosophes du monde entier, mais aussi de la création. “Netflix par exemple a été un électrochoc pour les médias”, souligne Guillaume Klossa. “Ce service de vidéo à volonté, constamment disponible, fut la fin de la domination de la programmation linéaire, mais aussi l’accélération de la consommation des contenus, par la collecte d’informations sur nos manières de consommer. Netflix a forcé tous les médias à accélérer leurs réflexions en matière de data et de moteur de recommandation”, poursuit-il, tout en ajoutant qu’il est urgent de mettre en place de véritables écosystèmes d’innovation interdisciplinaires qui soient à la croisée de la technologie et de la création. C’est l’objectif du projet Media Road que Guillaume Klossa a initié avec ses collègues de l’UER et l’aide de l’Union européenne. Cette initiative qui rassemble une dizaine de grands partenaires du continent (groupes de médias publics et privés, fédérations professionnelles, universités) vise à poser les bases d’un nouvel écosystème d’innovation pour les médias. “Mais ce n’est qu’une première étape”, précise-t-il. “Ces concurrents digital & data native mettent le client au cœur de leur stratégie. Cette capacité à développer et entretenir une relation personnalisée avec l'utilisateur sera essentielle pour l’industrie de l'information. Les médias devront devenir des entreprises de données comme l’a fait Le Financial Times, ou le Figaro qui a fait l'acquisition de sites marchands. Mais avec des règles et une éthique claire.” Néanmoins ce modèle économique personnalisé comporte un risque : les bulles de filtre. L’émergence d’algorithmes personnalisés réduit l’horizon intellectuel et culturel des utilisateurs, et les enferme dans leurs préférences. 

 

Le journalisme pourrait aussi s’intéresser à ce qu’on appelle les DAO - organisations décentralisées autonomes qui fonctionnent sur la base de règles programmés dans un protocole informatique; et peuvent réfléchir à des modèles économiques qui s'appuierait sur la blockchain. Benoit Raphael explique que “cela permet de certifier l’information et de permettre aux lecteurs de co-animer, co-gérer le média. Parce que le média a quand même une ambition de service public, de nous éclairer, de nous aider à mieux réfléchir; et de renforcer ce lien avec le lecteur qui s’est un peu cassé. Et on a besoin d’autant plus de transparence aujourd'hui pour créer de la confiance dans les médias, donc peut-être qu’il y a des modèles à imaginer là-dessus.

QUELLE FORME PRENDRA LA DISTRIBUTION DE DEMAIN ? 

Guillaume Klossa en est convaincu, “pour accéder au contenu numérique (radio, télé, plateforme), à internet, l’utilisateur doit prendre un abonnement auprès d’un opérateur télécom, alors que la télé et la radio non payantes étaient accessibles par voie hertzienne sans abonnement (free to air). Aujourd’hui, en France, 75% des foyers sont multi-équipés, c’est-à-dire qu’ils peuvent se passer de la voie hertzienne. La distribution numérique va donc se développer, tandis que la part des antennes hertziennes se réduira. C’est pourquoi il faut absolument préserver le hertzien pour - au moins la décennie à venir, pour éviter une prise de pouvoir totale des opérateurs télécoms qui pourraient faire pression sur les États. On imagine bien le type de pression qui pourrait s’instaurer : un opérateur refusant de distribuer tel contenu et qui pourrait, en cas de désaccord avec la régulation audiovisuelle d’un Etat, menacer de supprimer des milliers d’emplois." C'est exactement ce qui s'est passé au Portugal en 2013; Portugal Telecom avait refusé de payer la contribution à la production cinématographique portugaise pourtant prévue dans la loi du pays, fragilisant ainsi tout l’écosystème de production audiovisuelle nationale. Pour Guillaume Klossa, "les médias ont intérêt à développer un système hybride permettant de garantir un niveau minimum d’indépendance dans la distribution de leurs contenus et de minimiser leurs coûts de distribution."  C'est un fait véridique; les médias se trouvent dépendants d’un nombre restreint d’opérateurs télécoms et de fournisseurs d’accès. Il apparaît donc nécessaire, dans les années à venir, que les médias développent une stratégie mix de distribution.

LES DANGERS DES GAFAN

L’un des dangers des GAFAN est qu’ils ont instauré un modèle économique qui favorise la délégitimation des médias traditionnels. Un autre danger est qu’ils sont en train de racheter tout ce qui bouge (les médias, la santé, l’éducation, l’innovation…). Cette domination quasi monopolistique de ces quelques compagnies pose de vraies questions en matière de pluralisme, de diversité, et de qualité de l’information. Pour Guillaume Klossa, “il faut apporter des solutions rapidement car ce qui se joue, c’est l’avenir de nos médias et donc de nos démocraties. La réponse est sans doute pour partie dans l’autorégulation, pour partie dans la régulation”.

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«Les GAFAN se défendent en disant qu’ils donnent de l’argent à la presse.

C’est  vrai, mais c’est pour mieux financer leurs funérailles.»

 

Jacques Attali

Ecrivain, économiste

David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, en est convaincu, "Les données personnelles sont le nouvel or noir du capitalisme de surveillance. Les entreprises connaissent tout de nos actes d’achat via les historiques de nos cartes bancaires, de nos cartes de fidélité et de nos commandes en ligne. Elles cernent nos centres d'intérêt en scrutant nos requêtes dans les moteurs de recherche, nos comportements de navigation sur internet, nos profils sur les réseaux sociaux. Ces données se revendent à prix d’or entre compagnie grâce aux courtiers en données (data brokers). Le plus tristement célèbre d’entre eux, Cambridge Analytica, a développé dans les années 2010, une application sur Facebook qui proposait aux utilisateurs de s’amuser à répondre à quelques questions pour déterminer leur profil psychologique. Il s’agissait en fait d’un cheval de Troie : une fois l’application intégrée, celle-ci aspirait toutes les données Facebook des utilisateurs. Grâce à la base de 87 millions de profils ainsi constituée, Cambridge Analytica a aidé Trump à cibler les électeurs lors de sa campagne présidentielle de 2016, participant ainsi à sa victoire." Ce scandale a été révélé en 2018 par le lanceur d’alerte Christopher Wylie, ancien directeur de recherche à Cambridge Analytica, suite à quoi la société a dû fermer boutique. Néanmoins ce business continue; d’autres courtiers en données tels que Acxiom, disposeraient aujourd’hui des profils détaillés de plus de 2,2 milliards de consommateurs à travers le monde (profils acquis, espérons-le, avec le consentement éclairé des utilisateurs). Et l’entreprise offre aux publicitaires la possibilité de sélectionner parmi plus de 250 000 attributs pour vous cibler.


Economie de l’attention, modèle économique honteux
À la fin des années 90, B.J Fogg, professeur et chercheur en sciences sociales à l’université de Stanford, a fondé et dirigé le laboratoire de recherche « Persuasive Technology Lab », créant ainsi le concept de la technologie persuasive ou captologie, c’est-à-dire l’art de capter l’attention de l’utilisateur, que ce dernier le veuille ou non. Et qui développera in fine l’idée que le monde tactile est plus satisfaisant que celui qui nous entoure. Les interfaces de site web ou d’application mobile (l’UX Design), sont aussi devenues des armes économiques d'autant plus efficaces qu’il transforme une habitude en addiction, surnommée d’ailleurs dark design, le design obscur. 
 
"Des expressions nouvelles portent le regret de notre liberté perdue", regrette Bruno Patino. Ceux d’entre nous qui évitent le sommeil profond par peur de rater le signal de leur portable sont qualifiés de “dormeurs sentinelles”. Etre pris d’une peur panique face à l’éloignement même éphémère de son portable porte le nom de nomophobie. Le phnubbing, enfin, désigne la consultation ostensible de son smartphone entre collègues, amis, et membres d’une même famille alors même que l’on vous adresse la parole. Le mot est la contraction des termes phone pour téléphone et snubbing pour snober. 
Le Near Future Laboratory, un groupe de travail rassemblant experts et médecins, a d'ailleurs pu observer des syndromes du à cette économie de l'attention : le syndrome d’anxiété, la schizophrénie de profil, l’athazagoraphobie et l’assombrissement. Le syndrome d’anxiété est la plus commune de ces fragilités. Les accidents de selfie d’une personne qui se blesse ou se tue après avoir pris des risques insensés pour prendre la photo qui épatera son réseau sont la manifestation extrême de cette anxiété sociale. 

Bill Davidow (un autre repenti de la tech), a expliqué dans un article paru dans The Atlantic (Exploiting the Neuroscience of internet Addiction), “la civilisation numérique est fondée sur les données, leur collecte et leur utilisation. Le capitalisme numérique sera un data-capitalisme. Les données personnelles ont souvent été comparées au pétrole de cette économie à venir, nécessaire à toute production et accordant une richesse inégalée à ceux qui sont capables à la fois de les détenir, et de les “raffiner” en les transformant en algorithmes. Mais dans sa forme initiale, brute, sans contrôle, l’utilisation de ce pétrole s’est faite dans une seule et même direction: comprendre les comportements pour mieux les prévoir, voire les influencer. Avec 2 objectifs qui sont comme les deux faces d’une même pièce : la surveillance pour les ordres autoritaires, et la captation du temps pour l’économie libérale de l’attention.” A une époque où les français passent en moyenne 36 heures par semaine en ligne sur leur temps libre, ces applications exploitent la moindre seconde de “cerveau disponible” (Patrick Le Lay, ancien président-directeur général du groupe TF1).

Capter le temps des utilisateurs connectés en leur proposant d’en gagner constitue donc le paradoxe de l’économie de l’attention. Dans son livre Dans la nuée,  le philosophe Byung-Chul Han parle d’auto-asservissement, qui se décrit par le maintien en alerte par des notifications permanentes. Cette peur de rater l’immanquable est désignée par l’acronyme FoMO “Fear of missing”. En 2018, les 24 heures d’un citoyen américain durent plus de 30 heures. Le sommeil absorbe 7 heures d’une journée, la nourriture, le ménage, la vie sociale un temps similaire, 6h55, et le travail, 5h13. A ces 19h08 minutes s’ajoutent 12h04 par jour consacrées aux écrans, aux médias et au numérique. Les utilisateurs sont aussi impatients : 30% d’entre eux n’attendent pas la 4eme seconde d’une vidéo Facebook pour la quitter, déjà sollicités par d’autres alertes. Même impatience dans le domaine musical. Deezer ou Spotify ont changé la nature de l’industrie musicale : il fallait vendre des disques, il faut désormais faire écouter ses titres, au moins pendant 11 secondes; car la rémunération commence à ce moment-là. Les créateurs de musique, celle qui se destine à être écoutée sur ces plateformes, le savent : tout doit être suffisamment exposé pendant les 10 premières secondes pour avoir une chance d’exister. “Créer, dans ces univers, c’est rendre accro de façon instantanée”, s’inquiète Bruno Patino, président d’Arte . “Le cinéma de blockbuster à destination des adolescents propose désormais des plans très brefs avec des effets visuels qui parient plus sur l’impression que le regard. Les téléphones portables ont beau être interdits en salle, ils ont formaté notre rythme d’attention, et restent une tentation présente dans la poche, à portée de main. La lecture, celle qui prend du temps, qui égare le lecteur dans les pages manquantes, déploie ses univers intimes et prodigieux, n’est pas épargnée par la quête de l’attention. Le livre, comme activité économique, résiste. Mais le temps consacré à la lecture par les plus jeunes s’effondre. Malgré le raccourcissement des chapitres, et l’introduction, dans la littérature adolescente, des cliffhangers venus de la série télévisée. Notre vie intellectuelle et culturelle est devenue stroboscopique.” 

L’économie de l’attention a aussi permis de démocratiser l’économie du doute. 

Phineas Taylor disait  “Ce n’est pas à quel point il est facile de tromper le public, mais à quel point le public aime être trompé, pour autant qu’il soit diverti”. La série télévisée Mad Men évoque de façon assez précise la façon dont l’industrie du tabac, dans les années 60, dut faire face aux premières études médicales officielles démontrant de façon indiscutable la nocivité létale de la cigarette. Ainsi une stratégie fut adoptée : le brouillage des messages par la production de pseudo-expertises alternatives. “Notre produit, c’est désormais le doute. Car le doute, c’est la meilleure façon de fragiliser les idées qui existent dans la tête de nos consommateurs.” "L’économie du doute vise donc à produire de la vraisemblance pour remplacer la vérité, et donner à des idées marginales plus de poids qu’elles n’en ont en réalité", poursuit Bruno Patino, tout en affirmant que "le modèle du capitalisme de l’attention n’est plus tenable économiquement.” La machine s’est emballée, et commence à produire les signes de son propre effondrement. L'incapacité de Facebook à produire des chiffres d’audience fiables ne relève pas de la malhonnêteté, mais de la submersion : en 2018, la plateforme a reconnu que sa mesure du temps de visionnage des vidéos pouvait, dans certains cas, être surestimée de 60 à 80%. Youtube qui appartient à Google, de son côté, crée des outils technologiques afin de détecter les fausses audiences nées de robots se faisant passer pour des humains. Robots contre robots. Les spécialistes du réseau ont appelé cela l’inversion. Le moment où la technologie, dépassée par l’audience et les contenus élaborés par des robots, finit par considérer celle en provenance d’êtres humains comme fausse parce qu’elle est devenue minoritaire, et donc déviante par rapport au comportement majoritaire qui est celui des machines.”

 

En conclusion

Lors de mes longues recherches et captivants échanges avec des journalistes passionnés du sujet, je me suis rendue compte que les avis sont partagés concernant le modèle économique idéal des médias. Certains y croient encore, d'autre plus du tout... J'aimerais conclure cet article par une phrase de Guillaume Klossa : “Je crois aux incroyables potentialités émancipatrices d’un numérique qui permet un accès universel à l’information, au savoir et à l’expression publique, le développement de l’économie du partage, le dépassement des frontières spatiales et temporelles, les avancées en termes de santé, la possibilité d’une construction d’une nouvelle forme de démocratie fondée sur la mobilisation et la collaboration délibérative.” 

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