
La prédominance des textes courts, la chasse aux clics et la rapidité de publication contribuent malheureusement à nourrir un sentiment de méfiance de la population envers les médias. Ce phénomène s'est accentué lors de la pandémie de la COVID-19. et de l'élection de Trump aux Etats-Unis. Des citoyens s’en prennent aussi aux médias, qu’ils accusent d’être proches du gouvernement et de ne pas jouer leur rôle de chien de garde. La fracture sociale semble donc être plus profonde que jamais ; du moins, elle est beaucoup plus visible qu’elle ne l’a été au cours des dernières décennies. C’est une fracture entre ceux qui « croient » et ceux qui « doutent ».
Accuser les médias de publier des fake news est aussi une tendance de plus en plus inquiétante, car elle met la vie des journalistes en danger. Depuis son élection, le président américain Donald Trump a abondamment utilisé le terme fake news pour dénoncer des reportages de médias tels que le New York Times ou le Washington Post, dont il n’aimait pas la teneur. En conférence de presse à la Maison Blanche, il a régulièrement apostrophé des journalistes en les accusant d’écrire des fake news. Selon le New York Times, le président américain a tweeté ce terme pas moins de 600 fois depuis son élection ! Ces attaques répétées envers la presse ont contribué à une méfiance accrue envers les journalistes, voire une hostilité. Dans les rassemblements politiques, des partisans du président américain s’en sont parfois pris physiquement à des journalistes et à des caméramans. En 2018, les Nations unies ont condamné les déclarations du président Trump envers les médias, les considérant comme une menace à la liberté de presse. Qualifier les écrits des journalistes de fake news est une habitude qui a depuis été adoptée par bon nombre de dirigeants autoritaires à travers le monde. Dans un éditorial publié en 2019, le directeur du New York Times, Arthur Gregg Sulzberger, rapportait que plus de 50 chefs d’État ont utilisé cette expression pour attaquer la presse. Parmi eux, le président philippin Rodrigo Duterte, le premier ministre hongrois Viktor Orbán, le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le président brésilien Jair Bolsonaro. Certains pays sont allés encore plus loin et ont adopté des lois anti fake news. Cette initiative est en apparence louable, mais en réalité, ces lois servent à museler les journalistes qui critiquent le gouvernement. Dans son rapport de 2018, le Committee to Protect Journalists (CPJ) rapportait qu’en Égypte seulement, 19 journalistes étaient détenus pour avoir diffusé ce que le gouvernement considérait comme des fake news. Dans bien des cas, ces journalistes avaient critiqué le régime.

«Chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits.»
Daniel Patrick Moynihan
Cette citation de Daniel Patrick Moynihan illustre bien l’un des problèmes de la désinformation, qui a des conséquences sérieuses dans toutes les sphères de la société. D’abord sur le plan démocratique. Durant la campagne électorale américaine de 2016, des fake news créées par des acteurs étrangers ont accentué la division au sein des électeurs et ont semé la confusion à l’aube du vote. Des chercheurs en sciences politiques de l’Université d’État de l’Ohio ont d’ailleurs établi que cette désinformation a significativement influencé l’issue du vote. Les théories du complot à saveur politique peuvent aussi contribuer à radicaliser certains individus. Une théorie conspirationniste sans fondement, appelée « Pizzagate », a amené en 2016 un homme armé à faire irruption dans une pizzeria de Washington où il croyait, à tort, trouver un réseau pédophile.
Lorsqu’il est question de santé aussi, la désinformation peut littéralement coûter des vies. Durant la pandémie de COVID-19, les fausses informations et théories du complot sur le virus sont devenues un véritable problème de santé publique. Des gens refusaient de suivre les recommandations sanitaires, comme de porter un masque et de pratiquer la distanciation physique, car ils croyaient que les autorités leur mentaient. Des rumeurs non fondées et amplifiées sur les réseaux sociaux ont parfois mené à des meurtres de personnes innocentes. Par exemple, en Inde, en 2018, une vingtaine d’hommes ont été battus à mort par leurs concitoyens à cause de fausses informations partagées sur l’application de messagerie WhatsApp qui accusent ces hommes d’avoir kidnappé des enfants. Devant ce chaos, certains internautes jettent l’éponge et se disent : « Je ne crois plus à rien, tout est une fausse nouvelle.» Cela n’est pas souhaitable, puisqu’ils finissent par perdre confiance envers les médias et les institutions démocratiques, et à rejeter même les vraies informations.
La solution passe aussi par l’éducation… Au Québec par exemple, l’initiative « 30 secondes avant d’y croire » de la FPJQ fait intervenir des journalistes dans les écoles pour apprendre aux jeunes à reconnaître la désinformation, et à prévenir le vol d’identité, le piratage informatique, la cyberintimidation, le harcèlement sexuel, la fraude, l’hameçonnage, la diffamation en ligne, le vol de propriété intellectuelle et j’en passe : tant d’enjeux qui font désormais partie de notre réalité comme citoyens du numérique, mais pour lesquels on ne semble jamais bien préparés. D’autres pays vont plus loin et incluent ces compétences dans leur cursus scolaire. C’est le cas de la France, où le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) forme depuis plus de 30 ans les enseignants du niveau secondaire pour qu’ils enseignent aux élèves à être des consommateurs d’information avertis. Puisque la désinformation ne disparaîtra sans doute jamais et que notre cerveau continuera toujours à nous imposer ses biais cognitifs, les citoyens n’ont d’autre choix que de développer un esprit critique face à l’information. Ce faisant, l’éducation aux médias doit être aussi prodiguée au-delà des écoles et des centres de formation.
Aujourd'hui, les gens peuvent passer des heures à naviguer sur Internet et consommer d’innombrables contenus sans toutefois s’informer. S’informer est désormais une question d’intérêt personnel, non plus une nécessité. Il est possible pour un citoyen de vaquer à ses occupations quotidiennes sans connaître les grandes lignes de l’actualité locale, nationale ou internationale. " On utilise aujourd’hui ces plateformes comme un fil de nouvelles adaptées à ses intérêts, au risque de se retrouver coupé du reste du monde, dans une bulle réconfortante créée par les algorithmes des géants informatiques, au grand plaisir des annonceurs. Et cela est inquiétant. Les médias d’information n’étant plus incontournables, il est possible pour des citoyens de s’enfermer dans une bulle idéologique constamment nourrie par des contenus qui confortent leurs opinions", souligne Marie-Eve Martel.
Pour Guillaume Klossa, "le désintérêt pour l’information touche particulièrement les jeunes de 18 à 24 ans. De plus en plus rares sont ceux qui ont accès à une information de très grande qualité et diversifiée, car les abonnements à des sites fiables sont réservés à ceux qui sont prêts à payer et en ont les moyens. La majeure partie de la population doit se contenter d’une information de qualité moyenne, aux effets délétères comme ceux d’une nourriture toxique. Des solutions existent, à mon sens. Elles résident dans l’éducation au média, la sensibilisation des jeunes à la manière dont se produit l’information, le renouvellement de l’esprit critique. Les enjeux sont donc clairs : faire comprendre au public comment l’information se fabrique, rendre plus transparents ses mécanismes d’élaboration et mieux compréhensibles les choix éditoriaux, détaillées le rôle des journalistes et étendre aux réseaux sociaux la logique qui est désormais à l'œuvre dans l’industrie agroalimentaire. Cela suppose de se poser la question de l’origine de l'information, de la même manière que le consommateur a pris le réflexe de se demander d'où vient la viande, comment elle est fabriquée. S’informer est aussi important que se nourrir. Les médias ont donc un rôle à jouer pour contribuer à bâtir de nouveaux repères, à redessiner un système de référence dont les citoyens ont besoin pour se construire, comprendre le monde autour d’eux et se projeter dans l’avenir. Ils ont un devoir moral de participer à la quête de sens, à la définition de positions éthiques ou morales, à la promotion de la culture, à la défense des valeurs démocratiques que sont la liberté, l’égalité, la diversité… Les médias n’étant en grande partie que le reflet de nos sociétés et de leurs transformations, et donc soumis aux mêmes défis d’adaptation et de réinvention."
Pour Daniel Cohen, "la révolution numérique va profondément configurer la vie sociale, et bouleverser le rapport à autrui. C’est ce risque majeur de déliaison sociale qui entraine d'ores et déjà des dégâts psychologiques et sociaux. Le psychanalyste Serge Tisseron a ainsi expliqué que l’intimité surexposée menace la construction de soi, par la volonté permanente de se mettre en scène de manière avantageuse, dans une compétition effrénée avec autrui nourrie par une quête pathologique de reconnaissance. Cette pulsion pousse chacun à exhiber sa vie intime. Le réel devient fade. Comme le dit très bien Nathalie Heinich, les réseaux sociaux excitent la compétition pour attirer l’attention et induisent la surenchère dans la singularisation, par la provocation, l’exagération, le défoulement, voire la jouissance à dire l’indicible, à montrer l’irreprésentable. La révolution numérique mène à un monde où toute parole mériterait d’être écoutée, sans vérité transcendante, celle d’une société se voulant à la fois horizontale et laïque, sans la verticalité qui prévalait encore dans la société industrielle, sans la religiosité des sociétés agraires. L’intelligence artificielle se substitue à l’homme pour appréhender le réel, la machine étant désormais réputée plus fiable que nous-mêmes."
Conclusion
« Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel », déplorait le défunt romancier italien Umberto Eco. On nage donc dans un océan d’idées, alimentées d’abord par l’intuition et l’émotion, principaux moteurs d’action sur les réseaux sociaux. Pire, il est possible, aujourd’hui et grâce à la technologie, d’évoluer dans un univers virtuel où des théories du complot font figure de vérités. L’enjeu donc, c’est de redonner au public le goût de l’information fiable et vérifiée. Les journalistes font face aujourd’hui à une grande défiance du public qui préfèrent s’informer par eux-mêmes. Il y a du chemin à faire pour reconquérir le cœur des Français. Pour le journaliste de TF1 spécialisé en recherche et innovation; "l'information de demain, ce sera avant tout quelque chose dans lequel on doit avoir confiance, car c'est la base de l'information. S’il n’y a pas de confiance, il n’y a pas d'informations; parce que si tu n’as pas confiance dans ce que je suis en train de te dire, tu ne m'écoutes pas. Et si tu ne m'écoutes pas, il n'y a pas de média, il n'y a pas d’intermédiation, il n’y a pas d’informations."