
La naissance de la galaxie Internet a apporté la promesse d’une véritable agora planétaire. Les mouvements comme mee too, black lives matter, extinction rébellion, font partie de cette communauté nouvelle dont les faits d’armes les plus glorieux sont d’avoir rendu possibles des insurrections contre des dictatures. Le Printemps arabe en 2010 ou la révolution en Ukraine en 2014 sont par ailleurs sortis de leurs entrailles. Des mouvements sociaux nouveaux, d’Occupy Wall Street aux Gilets jaunes en France, en sont aussi les exemples. Internet a aussi fait apparaitre des attentes de plus en plus fragmentées; l’âge, la localisation géographique, la préférence pour l’information ou pour le divertissement voire des sous-catégories de plus en plus précises, le style, l’orientation politique, tout cela crée des utilisateurs de plus en plus différents les uns des autres, ce qui signifie pour les médias autant de segments de marchés.
Sortons du média-spectacle : la quantité prime sur la qualité ?

«La faute n’est donc pas au public, qui demande des sottises, mais à ceux qui ne savent pas lui servir autre chose.»
Don Quichotte
La rapidité de publication, la prédominance des textes courts et l’utilisation abusive des outils numériques pour déterminer les sujets que les journalistes traitent se sont dégradés. Pour Marie-Ève Martel, “depuis que je suis dans ce métier (2015), collègues et patrons semblent s’entendre unanimement sur une chose : un texte trop long pourrait être nuisible au média puisqu’il démotiverait les lecteurs et lectrices à ne serait-ce qu’entamer leur lecture.” Au nom de l’attention limitée du lecteur, les médias offrent donc des articles toujours plus courts. Mais tous les sujets ne se prêtent pas à de petits articles. Comment concentrer les résultats d’une enquête de longue haleine ou vulgariser des notions scientifiques complexes en quelques mots ? “D’une certaine manière, nous sommes en partie responsables du désintérêt du public pour les textes longs. Nous, journalistes, devenons en quelque sorte les disciples de ce nouveau culte en choisissant de l’accepter sans demander d’explications et sans s’interroger sur sa raison d’être”, souligne Marie-Eve Martel, qui a d’ailleurs observer une autre tendance : la course effrénée aux clics, qui influence le choix des sujets qui seront traités ou non par les médias. Des outils numériques permettent d’ailleurs d’avoir une idée précise des sujets qui suscitent de l’intérêt dans la population. De multiples applications comme Google Analytics et Chartbeat analysent les données et fournissent une foule d’informations comme le lieu géographique des lectrices et des lecteurs, le temps de lecture et, évidemment, le nombre total de lectrices et lecteurs. On peut donc percevoir certaines tendances chez le lectorat. “Il n’y a évidemment rien de mal en soi à se servir de ces outils et à tenter de traiter d’enjeux qui intéressent les lecteurs. Mais encore une fois, il ne faut pas que ces outils aient trop d’influence sur les choix éditoriaux puisque notre raison d’être n’est pas de générer des clics. Malheureusement, j’ai l’impression que c’est actuellement le cas”, informe-t-elle.
De la préséance des formats courts et de la course aux clics découle un problème qui paraît encore plus inquiétant : les médias ont tendance à prendre moins de risques et à traiter davantage de sujets faciles, c’est-à-dire de sujets qui ont statistiquement plus de chances de générer le plus grand nombre de clics. Cela fait qu’un sujet pourtant banal pourrait facilement détrôner d’autres sujets plus importants. “Nos choix devraient être surtout dictés par l’intérêt public et non par leur potentiel de partages. Puisque c’est l’intérêt public qui devrait agir comme baromètre pour guider nos choix de sujets et l’importance qu’on leur donne, j’estime qu’on ne devrait pas mettre de côté un sujet sous prétexte qu’on craint qu’il soit, entre autres, trop technique et qu’il ne suscite pas l’engouement de la population. Nous ne devrions pas uniquement aborder des sujets qui font déjà l’objet de discussions au café du coin. Nous devrions plutôt produire des reportages d'impact qui alimenteront ensuite les conversations à ce même café", souligne Marie-Eve Martel. Le journalisme ne devrait donc pas être simplement considéré comme une entreprise comme une autre qui a pour principal but d’amasser du capital. La prise de risques dans les choix des sujets avec des pertes financières anticipées devrait être assumée si le sujet a le potentiel de servir l’intérêt public. En d’autres termes, investir des heures de travail dans une enquête journalistique qui ne parviendra peut-être pas à susciter l'engouement escompté auprès des lecteurs et lectrices ne devrait pas être écarté d’emblée.
La multiplication des plateformes oblige aussi les journalistes à travailler plus vite pour être en mesure de livrer dans les délais tous les formats souhaités. Ce qui a inévitablement un impact sur la qualité du traitement de l’information. “On cherchera à être le premier journaliste à mettre en ligne son article lorsqu’une nouvelle tombe. Il faut savoir qu’un article publié avant celui du collègue d’un autre média aura, dit-on, plus de chances d’être partagé et, donc, d’être lu.” Et si les médias s’imposaient une limite de vitesse ? Et si ils acceptaient le fait que d’être le premier sur la nouvelle n’est pas toujours souhaitable pour leur crédibilité et pour l’intérêt public ?
Echapper au catastrophisme médiatique et à l'audimat de la mort* : (*Michel Serres)
Les médias sont régulièrement accusés d'abreuver les journaux de nouvelles dramatiques et d'exagérer le pire. Charles Baudelaire s’en alertait déjà au 19e siècle :
«Il est impossible de parcourir une gazette quelconque (...) les signes de la perversité humaine la plus épouvantable (...). Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle. Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime: le journal, la muraille et le visage de l’homme. Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. »
Charles Baudelaire

Ceux qui cassent la france, un homme abattu de 2 balles dans la tête, des vols en augmentation… Ces lignes éditoriales fatalistes provoquent ce que le psychiatre Patrick Lemoine qualifie d’hébétude désespérée et le psychologue Serge Tisseron de fatigue d’impuissance.
Ces deux experts voient dans ces sujets médiatiques une source de découragement et un sentiment que des événements inéluctables s’abattent sur les gens, ce qui favorise les comportements attentistes. Présentés comme irrémédiables, insurmontables ou imminents, les faits sont souvent relatés sans ouverture vers des remèdes. “A trop éprouver par procuration, l’empathie s’épuise. Le risque ? Un repli communautarisme, où l’on ne s’occupe plus que des malheurs de sa communauté. Comment ne pas risquer de tourner en rond, s’épuiser, renoncer, plier sous la misère du monde, ou bien déserter l’information pour se réfugier dans le divertissement ? ”, se questionne Gilles Vanderpooten.
La dernière étude du Reuters Institute, qui a interrogé 75 000 personnes dans 38 pays a montré qu'une exposition matinale à des informations négatives augmenterait la mauvaise humeur des gens et le sentiment d’impuissance. Pour Gilles Vanderpooten, "le journalisme de solutions peut renforcer le sentiment de chacun d’entre nous qu’il est possible d’agir sur les événements, plutôt que de subir le monde avec fatalisme."
Bobby Duffy, directeur de l'institut de recherche londonien Ipsos-mori, explique que plus nous voyons qu’un problème est couvert médiatiquement, plus nous pensons qu’il est répandu, surtout si cette couverture est effrayante ou menaçante. L’institut Ipsos a aussi fait une étude sur les périls de la perception. Il y a un écart conséquent entre l’idée que nous nous faisons de certains sujets et la réalité elle-même. Par exemple, nous surestimons la proportion d’immigrés parmi les prisonniers : en moyenne nous la considérons à 28% quand elle est de 15%. Nous imaginons que le taux de grossesses chez les adolescentes est de 20% alors qu'elle est de 2%. S’il y a clairement des motifs psychologiques liés au fonctionnement du cerveau humain (préjugés mentaux, raccourcis) et des définitions variant d’un individu à l’autre, la manière dont les médias couvrent ces sujets est identifiée comme l’une des causes de notre jugement erroné.
Les médias ont donc une fonction régulatrice : ils contribuent à limiter la violence, condition de la confiance et donc du développement de la société. Comme le rappelle Olivier Bomsel, enseignant-chercheur à la chaire MINES Paristech d’économie des médias et des marques : “les médias vont organiser le champ sémantique qui fait signifier l'ordre social. Pour que l'ordre social s’applique il faut que les gens y croient. Pour que les gens y croient, il faut leur montrer que ça marche.” On peut estimer qu’offrir le spectacle de la violence permet de la contenir. C’est l’esprit de la catharsis qu’Aristote énonçait il y a 2 400 ans : à voir le destin tragique de ceux qui cèdent aux pulsions de violence, on serait en quelque sorte vacciné. Néanmoins, la meilleure façon de contenir la violence ne serait-elle pas non pas de la représenter ni de la nier, mais de la mettre à sa juste place ? De ne pas la considérer comme la norme?
Un manque de diversité de sujets ?
Alors que nous pouvons être informés en temps réel des nombreux faits survenant dans le monde, que notre smartphone nous alerte au moindre mouvement; “il n’est pas certain que ce bombardement d’informations ne crée pas plus de diversité mais plutôt plus de rationalisation et de standardisation", déclare Gilles Vanderpooten avant d'ajouter que "la concurrence effrénée conduit paradoxalement à ce que tout le monde traite de la même chose, de la même manière au même moment”.
Une étude parue à l’INA témoignait que durant le Covid, 80% du temps d’antenne des JT sur TF1 et France 2 avait été consacré au sujet de la pandémie. “On peut dire que c’est normal c’était la crise; mais ça témoigne aussi de l’incapacité de faire face au drame et de s’en éloigner, d’essayer de couvrir autre chose. Si on sort de la période covid, il y a quand même une fatigue informationnelle et un décrochage important des jeunes vis à vis de l’info, et une des première cause c’est que les sujets sont trop anxiogènes et uniformes. Donc la demande est explicite, et ça fait réfléchir les rédactions", conclut Gilles Vanderpooten.
Pour Benoît Raphaël, c’était pas mieux avant. “Lisez Illusions perdues de Balzac qui se passe au 19eme, il y avait beaucoup de connivence, de fausses informations. Le pluralisme de la presse n'était pas forcément présent. Une étude de Julia Cagé montre que dans l’information générale publiée sur internet, plus de 60% est un copié collé de l’AFP. Donc on voit bien qu’il y a une redondance, et ça participe à la fatigue informationnelle. Le monde du pluralisme est aussi dans le fait que la pensée journalistique peut être la même, et cette pensée unique vient du fait qu’on vient des mêmes écoles, on valide un sujet en regardant ce que font les autres, on parle d’un sujet parce que les autres en parlent; si personne n’en parle on aura plus de mal à en parler. Dans son livre “la fabrique de l’information”, Florence Aubenas raconte déjà cet algorithme journalistique qui fait qu’on ne va pas forcément chercher l’information; on va plutôt essayé de reproduire un schéma qu’on a. On prend souvent l’image de l’ivrogne et du réverbère, l’ivrogne cherche ses clés sous le réverbère, mais en fait c’est un peu l’état de l’information aujourd'hui, et la clé est peut être ailleurs. Donc il y a tout un champ d'investigation sur lequel le journaliste peut aller. C'est le même problème qu’on eu les historiens. Avant, ils ne parlaient que des puissants et des rois, il a fallu Emmanuel leroy Ladurie qui a écrit Montaillou village occitan pour dire qu’il faut aussi parler du peuple, du quotidien. Et donc comme dans l'alimentation on va voir apparaître des petits producteurs de l’info, des circuits courts de l'information vers lesquels les gens vont se tourner parce qu’ils auront plus confiance. Ça ne résoudra pas le problème de l’information de masse, mais en tout cas on va voir apparaître ces équilibres là."
L’actualité, on ne la choisit pas ?
Lors d'un entretien accordé à C à vous, Marc Olivier Fiogel s'est exprimé sur la polémique des invités de BFMTV (Didier Raoult, Eric Zemmour). Lors de cet échange, il a déclaré : "L'actualité on ne la choisit pas." Alors, j'ai posé la question à Gilles Vanderpooten, est-ce que les médias choisissent leurs sujets ? "Oui, on choisi l'actualité ! Je me souviens d'une émission sur Arte qui s'appelle Philosophie, présentée par Raphaël Enthoven. Il avait fait une émission avec Ali Baddou qui expliquait comment était fait le choix de l'information. Il explique que c'est une construction sociale et journalistique, dans le sens où chaque jour on reçoit par exemple les dépêches AFP ou Reuters, on a des centaines de sujets possibles et on va en choisir quelques-uns. Donc effectivement, ce sont des choix. L'actualité ne s'impose pas à nous, même s'il peut y avoir des événements plus problématiques, qui ont plus de bruit que d'autres. Marc Olivier Fiogel pourrait choisir de diversifier davantage les sujets qu'évoque BFMTV. Ils peuvent faire le choix de l'originalité, comme ils peuvent faire le choix du suivisme en se disant : qu'est ce que Cnews ou LCI va faire? On va se caler sur eux ou au contraire, on va s'en détacher pour être originaux. Je pense qu'il y a quand même un effet de mimétisme qui fait que l'on regarde en permanence ce que font les uns et les autres pour essayer d'être les premiers sur l'info, et donc le risque c'est l'uniformisation."
Woke, Cancel Culture… On ne pourra plus rien dire ?
Pour Gilles Vanderpooten, "le wokisme arrange tous les gens qui sont à la marge. Pour la gauche, ça leur redonne une actualité, un combat. Et à droite, ça permet de trouver un nouvel ennemi et de se dire que la société part à vau l'eau. Il faut du débat et de la discussion, il faut qu'on puisse s'opposer tout en cherchant les points de convergence entre les gens. Je me souviens de l'émission “Ce soir ou jamais” de Frédéric Taddeï qui a sévi positivement pendant une dizaine d'années sur france TV. Pour moi c'était la meilleure émission qui permettait de faire dialoguer des gens. Ce genre d'émission avait vraiment une utilité sociale et sociétale très importante. Je pense qu'il faut faire en sorte que les gens se parlent, arrêter la polarisation extrême de la société, et trouver des terrains d'entente."
Le journalisme de solutions :
Le journalisme de solution ce n’est pas de diffuser des bonnes nouvelles ou de donner du baume au cœur aux gens. C’est de relater des histoires constructives, des innovations, des exemples de personnes qui agissent de manière inspirante. Ce qui fait le sel d’un reportage, d’une enquête, et de toute narration, c’est la force du terrain, et la capacité à éclairer.
C’est la pari qu’a tenté Nice Matin en développant pour ses abonnés une offre numérique centrée sur le journalisme de solutions : un pari gagné puisque le journal est passé de 2 000 à 6 000 abonnés en 1 an. Ouest France et Libération proposent des numéros spéciaux consacrés aux solutions, qui se vendent mieux que les éditions standard. Pour Gilles Vanderpooten, "le journalisme de solutions, sans rien toucher à la mission première du journalisme qui consiste à informer et alerter la population, permet également aux publics d’être davantage contributeurs et de les associer à la résolution de problèmes sociétaux, et in fine de créer un état d’esprit différent dans la société en offrant des ressources pour agir. Une manière intelligente pour les médias de réengager leurs publics, par le biais d’une information de qualité."
Le média Nice Matin encourage par exemples ses lecteurs à voter pour leur sujet préféré. Chaque mois, 3 sujets leur sont soumis, départagés au terme d’un vote qui s’étend sur 7 jours. Le choix des internautes étonne, souvent, les journalistes. Le responsable du numérique confie : "En bientôt 2 ans, le thème sur lequel nous avions misé n’a quasiment jamais été choisi par nos abonnés. Un peu comme si nous, journalistes, étions déconnectés des attentes de nos lecteurs." Pour créer du lien avec les lecteurs, Nice Matin pousse le participatif jusqu’à organiser 3 à 4 événements par an. Aux débats organisés sur les dossiers traités dans le journal et aux visites des locaux durant lesquelles les lecteurs obtiennent le journal en avant-première, s'ajoutent des ateliers-découvertes et événements festifs : visite d’une fabrique à gâteaux ou de vignobles, lecteurs qui accompagnent pendant une journée les soigneurs de loups etc… Dernière idée en date, les live foot. A chaque match, 2 lecteurs sont invités en tribunes presse, pour commenter le match sur le site de Nice-matin. Une manière d’enrichir les analyses journalistiques du regard des supporters. Autre événement, le quotidien a lancé ses “trophées des solutions”, dotés de 5 prix : engagement pour la planète, pour les autres, pour l'innovation, coup de cœur des abonnés, coup de cœur du Jury.
Jean-Pierre Pernaut a été l'un des pionniers du journalisme de solution. Il a porté un regard très concret sur la vie des gens, ce qui lui a valu un véritable succès. Les médias ont été très mal accueillis par les premiers Gilets Jaunes, sauf les équipes du 13 heures, c’est un exemple qui mérite l’attention. Et donc ça a fait réfléchir des médias télévisés qui ont décidé de miser aussi sur le journalisme de solution : On a la solution avec Louise Ekland, Echo Logis sur France 5 qui s’intéresse à l’habitat durable, Tout compte fait sur France 2 qui décode les rouages de la révolution de l’économie solidaire et raconte les histoires de ces français qui achètent différemment. En se décentrant des lieux de pouvoir, des grandes villes, pour prendre le pouls des territoires qu’on a oublié, les médias de solutions se mettent dans la peau de tous les Français.
Pour Gilles Vanderpooten, il y a de la place pour des innovations éditoriales et médiatiques, de la créativité à exprimer dans de nouveaux programmes et émissions. "On pourrait d'ailleurs imaginer un climaction pour donner un nouveau souffle à la télé réalité, émission hybride permettant de suivre les pérégrinations, hésitations, victoires, d’entrepreneurs, d’associations et de maires mettant au point des innovations écologiques partout sur les territoires. Un netflix (made in france) pour donner accès à la demande aux contenus d'info solution de l’ensemble des médias français, vidéos, podcast, reportages. Des influenceurs du Net qui fassent leur œuvre, consolident leur crédibilité en faisant converger leurs audiences avec les médias conventionnels. Dans la lignée de Hugo Decrypte ou de l'activiste Jerome Jarre et sa #lovearmy, de #onestpret, de France Inter s’associant à Konbini dans l’opération #plastiquenonmerci, des places sont à prendre pour de nouveaux youtubeurs, instagramers, twitcheurs, qwanters de solutions."
Depuis une quinzaine d’années, de nombreux médias ont donc, à la demande de leurs lecteurs, infléchi leur ligne éditoriale vers “le journalisme de solutions” : la rubrique “What's working” du Huffington Post, le Guardian dans sa rubrique “Half Full”. Cette nouvelle manière de faire du journalisme porte ses fruits : ces articles sont davantage lus, commentés et partagés. "Aux questions habituelles apprises en école de journalisme, quoi, quand, où, comment, et pourquoi, il s’agit d’ajouter une sixième question : et maintenant ? C’est-à-dire de faire émerger un journalisme plus responsable, dans l’esprit du film Demain", déclare Gilles Vanderpooten.
Les risques de Fake-News :
Les « fausses nouvelles » sont désormais l’une des plus grandes menaces à l’information et l'un des plus grands défis du journalisme. Informations fausses, à moitié vraies ou hors contexte, légendes urbaines ou théories du complot, propagande ou pseudo-satire, tout ceci contribue à ce que des experts ont qualifié d’information disorder, que l’on pourrait traduire par « chaos de l’information ». Les conséquences de ce capharnaüm vont très loin. Durant la pandémie de COVID-19, les fausses informations ont atteint un tel volume que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a qualifié la situation d’« infodémie », c’est-à-dire une pandémie de désinformation.
De quoi parle-t-on alors quand on parle de Fake News ? Il y a d’abord la désinformation, qui est de l’information intentionnellement fausse, propagée dans le but de tromper. Il peut s’agir, par exemple, d’une histoire inventée de toutes pièces ou encore d’une photo truquée. La malinformation, quant à elle, contient un fond de vérité, mais l’histoire est détournée pour induire le public en erreur. Une vraie citation de politicien sortie de son contexte ou une photo authentique affublée d’une fausse légende sont des exemples de malinformation. La mésinformation, c’est lorsqu’une erreur de bonne foi fait que l’on partage une information trompeuse. On peut par exemple faire circuler une histoire qui n’est plus d'actualité ou qui s’est produite dans un autre pays en croyant que cela vient de se produire chez nous. C’est pour contrer la mésinformation que de plus en plus de médias en ligne avertissent le lecteur lorsque l’article qu’il consulte date d’il y a quelques années. La propagande, une tactique vieille comme le monde, désigne une fausse information partagée à des fins politiques, par exemple pour discréditer un gouvernement ennemi. Les théories du complot englobent la croyance que des acteurs puissants — tel un gouvernement — manigancent secrètement à des fins mal intentionnées et cachent la vé rité au grand public. Des exemples récents de théories du complot sont la croyance que le coronavirus a été créé en laboratoire pour réduire la population mondiale ou encore que le nombre de morts est artificiellement augmenté pour imposer un contrôle de la population.
Le fait de croire à des « fausses nouvelles » n’est pas une question d’intelligence. Tout le monde, peu importe son âge, son niveau d’éducation ou ses convictions politiques, est susceptible de croire à de fausses histoires. Le coupable est notre cerveau avec ses biais cognitifs. En effet, à travers l’évolution, notre cerveau a développé des raccourcis pour l’aider à prendre des décisions rapidement et à se prémunir contre les dangers. Ces biais cognitifs étaient essentiels à notre survie. Le revers de la médaille, c’est qu’ils nous amènent à croire plus facilement les informations qui jouent sur nos émotions, comme la peur et la colère, et à chercher à confirmer ce que nous croyons tout en rejetant les preuves qui contredisent nos convictions. C’est justement à cause de ces mécanismes inconscients qu’il peut être si difficile de discuter avec une personne qui croit à des théories du complot. Peu importe les preuves que l’on apporte, l’interlocuteur refuse de changer de position, car le débat ne se joue plus sur le plan des idées, mais plutôt sur celui des émotions. Malheureusement nombre de conspirationnistes croient aussi que les journalistes sont complices d’élites qui chercheraient à nous berner. La croyance que les médias cachent la vérité au peuple attise la hargne envers les journalistes, notamment ceux qui démentent les « fausses nouvelles ». Pourtant, l’histoire démontre que lorsque complot il y a eu, les journalistes étaient systématiquement du côté des lanceurs d’alerte, et non de celui des auteurs du complot. Que ce soit le scandale du Watergate, ou encore les révélations d’Edward Snowden sur le programme de surveillance de l’Agence nationale de la sécurité (NSA), les journalistes ont été ceux qui ont dévoilé le complot au grand public, documents à l’appui.
La désinformation a toujours existé et existera toujours. C’est dans la nature humaine de partager des rumeurs, d’inventer des histoires pour nuire à ses adversaires et de raconter des légendes urbaines. Sur le Web, des sites comme The Onion, aux États-Unis, Le Revoir, au Québec, ou Le Gorafi, en France, font de la satire. Mais les situations de crise, comme les pandémies, où l'incertitude règne et la peur est à son paroxysme, seront toujours des terreaux fertiles pour la désinformation. Ce qui a changé, dans les dernières années, c’est l’avènement des réseaux sociaux. Auparavant, les « fausses nouvelles » se propagaient surtout par le bouche-à-oreille et avaient une portée limitée. Les réseaux sociaux ont permis aux auteurs de la désinformation d’avoir une plateforme mondiale pour disséminer leurs idées. Pendant longtemps, les géants du Web ne se souciaient pas de la fiabilité de ce qui circulait sur leurs plateformes. Les algorithmes favorisaient le contenu le plus populaire, sans égard à sa véracité. Après des années de critiques, cela commence à changer, bien qu’il reste encore du chemin à faire. YouTube, par exemple, a démonétisé et réduit la portée de vidéos anti-vaccins ou qui font la promotion de faux traitements. Toutefois, durant la pandémie de COVID-19, le nombre de vidéos conspirationnistes a explosé sur YouTube et celles-ci ont grandement contribué à l’« infodémie ». Si le problème de la désinformation en ligne a été aggravé par les géants du Web, tout porte donc à croire que ces derniers ne le règleront pas de sitôt. Le fardeau incombe donc aux médias de continuer à livrer de l’information rigoureuse et de démentir les fausses informations. De plus en plus de salles de presse à travers le monde ont désormais leur équipe dédiée à la vérification des faits. (FranceInfo qui dédie une catégorie vraie fake new, TF1 et LCI qui ont lancé les Vérificateurs, une pastille vidéo de fact-checking.)
L’origine des fausses informations numériques viennent donc des plateformes, et l'histoire a montré la dangerosité de celles-ci. En Mars 2016, Microsoft annonçait en grande pompe le lancement d’un nouveau chatbot, un programme informatique créé pour simuler la conversation humaine. Surnommée Tay et campant une adolescente, le chatbot tweetait, répondait à des questions et créait ses propres mèmes. Comme de nombreux assistants virtuels, Tay disposait d’un grand nombre de réponses préenregistrées : mais elle était aussi dotée d’une IA pour apprendre de ses interactions avec les utilisateurs. Cependant, à peine quelques heures après sa mise en ligne, Tay a commencé à poster des messages tels que “Bush est à l’origine des attentats du 11 septembre, et Hitler aurait fait un meilleur boulot que le singe que nous avons maintenant au pouvoir. Donald Trump est notre seul espoir. A la question “Penses tu que l’Holocauste ait eu lieu?”, Tay répondait “Non, désolé”. Devant ce fiasco, Microsoft a débranché Tay le soir même. Que s’était-il passé ? L’attention de Tay avait été captée par des trolls s’amusant à multiplier les messages facistes et antisémites, et elle avait fini par modeler son comportement sur le leur. C’est pourquoi cette technologie est probablement celle qui aura le plus d’impact à l’avenir sur la scène de la désinformation et de la subversion.
Des sujets qui nous ressemblent ?
Pour Daniel Cohen, économiste français, “la manière dont la société numérique agrège les gens, est quelque chose qui ressemble à une logique de clan. Sur le net on ne cherche pas autrui, on cherche des gens qui pensent comme vous. Internet est habité par deux mécanisme profondément pervers, d’abord le billet de confirmation qui est que quand on cherche une information sur le net, ce n’est pas un information qui vous éclaire sur le monde, c’est une information qui va vous conforter dans vos préjugés, donc vous n’arrivez pas à avoir de distance critique par rapport à vos préjugés. C’est l’une des raisons pour laquelle un monde complotiste, de fake-news, de post vérité, peut prospérer sur le net parce qu’il n’y a pas de réfutation possible. Et puis il y a un autre processus sur le net, il faut se faire entendre. Il faut parler plus haut que les autres, il faut aller dans l’innommable, dans l’immontrable, il faut aller dans l’horreur pour obtenir l’attention des autres. Comme le dit très bien Nathalie Heinich, les réseaux sociaux excitent la compétition pour attirer l’attention et induisent la surenchère dans la singularisation, par la provocation, l’exagération, le défoulement, voire la jouissance à dire l’indicible, à montrer l’irreprésentable. Comme le dit aussi Edgar Morin, nous assistons depuis deux décennies dans le monde et également en France à la progression du manichéisme, des visions unilatérales, des haines et des mépris. La révolution numérique n’est évidemment pas la cause directe de cette tension qui se propage dans la société, mais elle lui offre une caisse de résonance sans précédent. Samuel Paty a été déconcé sur les réseaux sociaux comme ennemi de l’islam et cela a suffi pour qu’un assassin se réveille et décide de passer à l’actce.”
Une expérimentation a ainsi pu établir la responsabilité directe des réseaux sociaux dans cette culture de la haine. Une étude portant sur trois mille personnes a analysé les effets d’une désactivation de leur compte Facebook pendant un mois. Au terme de cette diète, les penchants extrémistes des abonnés avaient considérablement chuté. Mieux, lorsqu’ils ont été autorisés à revenir sur le réseau, leur consommation du réseau social a beaucoup baissé comme s’ils s’étaient guéris de leurs comportements addictifs. Après l’expérience, 80% des personnes ont reconnu que la désactivation leur avait fait du bien.
La diminution du nombre de journalistes a été un autre facteur de dégradation du débat public. Aux États-Unis, ils ont été réduits de moitié depuis les années 80. S’ensuit donc une perte considérable de la qualité de l’information fournie. Dans ce nouveau monde numérique, une news devient vite obsolète, délogée par une autre encore plus prometteuse. Pour Daniel Cohen, "cette obsolescence programmée change radicalement la pratique journalistique. La recherche de scoops qui attirent l’attention et provoquent à leur tour des cascades informationnelles en leur faveur, devient beaucoup plus intéressante que la recherche coûteuse d’une information qui risque de se perdre dans le flux de l’actualité."
Comme l’a montré Julia Cagé dans sa thèse : la hausse du nombre de supports conduit paradoxalement à un appauvrissement de la qualité des informations reçues par chacun des lecteurs. Sous le coût d’une concurrence plus rude, chaque média s’appauvrit. Sa conclusion était claire, ce ne sont pas les médias qu’il faut soutenir, mais la qualité de l’information, en soutenant en amont les agences de presse. Mais le point fondamental est que les réseaux sociaux ne sont en réalité pas du tout intéressés par l’information au sens ordinaire du terme. Ce qu’ils produisent en ligne sont des croyances qui flattent la sensibilité de leurs membres. La distinction entre information et croyances est un point crucial qui a été souligné par Roland Bénabou et Jean Tirole dans leurs travaux. Leur approche est que chacun se remet à l’opinion des autres, faute de certitudes. "Le Net fabrique un monde selon nos désirs. C’est à peu près la promesse des drogues dures, le remède et la cause du désespoir contemporain", conclut Daniel Cohen.
Conclusion :
Les gens sont en manque de repères positifs, de reconnaissance pour leurs actions, d'explication pour leurs problèmes. Le journaliste a donc un rôle important et passionnant à jouer pour réhabiliter la valeur et le sens de l’information. A la fois pour nous aider à décrypter les faits qui surviennent dans le monde, et pour nous entraîner au-delà du spectacle de l’immédiat.